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Marcheurs
du
Grand Nord : 800 km dans les
traces de Samuel Hearne |
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Textes
et
photos de Pascal Hémon et
Dominique Simonneau |
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La
longue marche des piétons du
Grand Nord
Paris, 19 février 2010. Sur le
départ. |
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L’expédition
«Les piétons du Grand Nord» est
librement inspirée des
tribulations de
Samuel Hearne (1745-1792) surnommé
"le piéton du Grand
Nord". Commerçant de fourrures de
la Compagnie de la baie
d'Hudson
et explorateur, il réalise la
première traversée des Barren
Grounds
entre 1770 et 1772 accompagné de
son guide Chipewyan, Matonabee.
Le but est de parcourir à ski et
pulka (traîneau individuel) les
800
derniers kilomètres qu’avait
effectués Hearne pour relier
Yellowknife,
capitale des Territoires du
Nord-Ouest, à la communauté inuit
de
Kugluktuk (Coppermine) au Nunavut
entre mars et mai 2010. Les trois
"piétons" de l'expédition, Pascal
Hémon, Yann Couillard et Céline
Espardellier perçoivent cette
expédition comme une itinérance
vers
l'océan arctique sur les traces
ancestrales des Chipewyan et des
Inuinnait. La progression
hivernale en autonomie pendant 60
jours à ski
et pulka, l’usage de raquettes
lorsque le terrain l’imposera,
permettront de rester en harmonie
avec la nature sauvage de la taïga
et
la toundra arctique.
Dominique Simonneau, soutien
logistique, mènera en parallèle
une
enquête de terrain sur les
cultures des territoires traversés
:
Chipewyan à Yellowknife, Dogribs à
Gameti, Inuinnait à Kugluktuk, en
s'attachant aux relations réelles
entre ces communautés dans le
monde
contemporain en mutation.
Marie-Hélène Fraïssé est la
marraine de l'expédition.
Journaliste,
écrivain, grand reporter et
productrice d'émission à
France-Culture,
elle a établi l'édition française
du journal de Samuel Hearne en
2002
aux éditions Payot. |
Le
départ
Yellowknife, Territoires du
Nord-Ouest, Canada, 13 mars
2010. |
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Une
joyeuse troupe s'est donnée
rendez-vous à l'extrémité de la
ville, au
bord d'un petit lac nommé fort à
propos le Lac Grâce...
C'est de là que partent pistes de
moto-neiges et de traîneaux à
chiens,
bref une autoroute de la forêt
sub-boréale. A quelques kilomètres
vers
l'est, le chemin rejoint le Grand
Lac des Esclaves et retrouve la
trace
ancestrale Déné jusqu'au Grand Lac
de l'Ours. Le ciel d'azur annonce
une nuit d'aurores boréales. Le
"pop" du bouchon de la bonne
bouteille
de bordeaux est bientôt suivi du
"click" des harnais. Moment
d'émotion.
Premier crissement des skis et des
pulka sur la glace du lac
recouverte
d'une neige durcie par le gel
nocturne.
Céline, Pascal et Yann, les trois
« piétons du Grand Nord »
s'élancent
sur les traces de Samuel Hearne.
Devant eux, 800 km à la frontière
des
arbres avant d'atteindre la
toundra arctique. |
Sur
la
route, version Taïga
Behchoko,
MacKenzie
- Yellowknife Highway, 24 mars
2010. |
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La radio du 4x4
rouge diffuse de la country
chantée en Tlich'o. Le soleil de
cette fin
de journée illumine les chromes
des camions géants des routes
nord-américaines...
Un panneau routier signale un
risque de traversée de bisons.
Parfois,
les amortisseurs de la voiture -et
les miens- souffrent au passage de
sérieux dos d'ânes provoqués par
l'effondrement du permafrost. Il
fait
bon chaud dans l'habitacle, malgré
les -16 ° à l'extérieur.
L'inévitable tasse de café allongé
est bien calée près de
l'accoudoir.
Et moi, j'ai le cœur en fête. Nous
venons de faire une première
jonction avec l'équipe des trois
"Piétons du Grand Nord", juste à
l'extrémité Nord du Grand lac des
Esclaves.
Mines réjouies, échanges
d'informations météo,
considérations
gastronomiques sur les repas
lyophilisés, livraisons de
quelques
équipements manquants, et un petit
bout de chemin ensemble, eux à ski
et moi à pieds pour passer le
"portage". C'est ainsi qu'on
appelle,
même en anglais, ces chemins de
terre qui relient lacs ou cours
d'eau,
et où il faut "porter" les canoës
en été. Nous arrivons
ensemble sur les rives du Marian
Lake. Quelques roseaux jaunis par
le
gel indiquent la limite entre
terre et glace, incertaine sous le
manteau de neige croûtée.
Pascal, Céline et Yann suivent la
piste traditionnelle devenue la
"route d'hiver" des motoneiges
entre Edzo et Rae, deux
communautés Tlich'o réunies sous
le nom de Behchokö - ce qui veut
dire
Grand Couteau. Cette nuit, le
thermomètre descendra à -32° et je
frissonne en pensant à leur
bivouac sous la tente. Un grand
corbeau
arctique froisse le silence. Je
retourne sur mes traces, en
saluant au
passage quelques écureuils
malicieux, et je reprend la route
de
Yellowknife.
* le
Tlich'o est l'une
des 5 langues déné parlées dans
les territoires du Nord Ouest.
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Corinne,
prospectrice
au coeur de la toundra
Yellowknife,
31
mars 2010. |
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Lorsque
l'hélico
la dépose au campement en plein
cœur de la toundra du
Nunavut, Corine frissonne de
plaisir. Il n'y a rien qu'elle
n'aime tant
que la toundra. Corine, jeune
femme radieuse, est prospecteur...
Elle travaille dans un camp
d'exploration minière à 60 km de
Bathurst
Inlet, sur les bords de l'océan
arctique. Pendant un mois elle va
vivre là, dans un campement d'une
dizaine de tentes de prospecteurs
bien isolées du sol et chauffées
par de gros poêles de fonte.
Chaque
matin, après un petit déjeuner "de
bûcheron", elle prépare
soigneusement son matériel, entre
les données dans son GPS, puis
appelle le pilote. Après 10 ou 15
minutes de vol l'hélicoptère
dépose Corine et son co-équipier
sur leur terrain de la journée. Le
thermomètre flirte parfois
avec les -30 °C. Et pourtant
Corine, isolée dans la toundra, va
arpenter, piquer, récolter des
roches tout au long de
la journée.
Les deux équipiers ne doivent pas
s'éloigner de plus d'un kilomètre.
Corine a été formée sur le tas à
son métier de technicienne en
géologie. L'été, elle
observe au loin les couleurs des
roches et sait reconnaître les
effleurements prometteurs. De
retour au
campement, Corine ira surfer sur
internet, vive le WiFi ! puis
rentrera
sous sa tente qu'elle partage avec
deux jeunes femmes inuit.
Dans un mois, elle rentrera pour
un repos de deux semaines à
Yellowknife, et retrouvera avec
plaisir son "shack" coloré
et si chaleureux au bord du Grand
Lac des esclaves. C'est là que
j'ai
rencontré la jeune femme, et
qu'elle m'a préparé un Wisky au
sirop
d'érable inoubliable.
L'hiver dernier, à moins d'une
heure de marche du campement, deux
loups ont dévalé d'un esker (une
formation glaciaire se présentant
sous la forme d'une butte). Elle a
tout juste eu le temps de sortir
les
fusées d'alerte de sa parka. Cette
fois là, Corine a été sauvée
par son pilote. Ce n'était pas sa
première attaque de loups. Corine
pense que ce n'était pas non plus
la dernière. |
Tremblements
de
glace
Route
de
glace, entre Behchoko et Gameti,
2 avril 2010. |
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Le
jour se lève
à peine, des craquements
impressionnants envahissent
l'espace tout
autour de la
tente plantée au milieu d'un
lac...
A quelques encablures de la route
d'hiver qui mène de Yellowknife à
Gameti, nous apprenons plusieurs
dizaines de secondes à l'avance le
passage du camion citerne qui
propulse devant lui une onde
sonore
transmise par la glace.
Voyager sur cette route n'est pas
anodin. Encore moins à pieds ou en
skis. On peut voir et entendre ce
que les véhicules motorisés ne
perçoivent pas. Les craquements
de la glace fissurée précèdent les
camion chargés de carburant - la
route n'ouvre que trois mois par
an
pour ravitailler plusieurs
villages isolés du territoire
Tlicho*. Leur
ballets commencent au lever du
jour pour se terminer au soleil
couchant. Allongés sous la tente,
en prise direct avec l'élément
liquide solidifié par le froid,
notre capacité de perception est
décuplée. Il y a comme une musique
dans ces grondements.
Le jour, en parcourant cette route
de glace, nous nous enchantons à
chaque foulée des fissures
provoquées par le passage des
poids
lourds. Ici c'est le défaut
naturel du matériau qui en fait la
beauté. Qui aurait imaginé la
contribution d'une citerne
roulante à
ces œuvres d'art éphémères ?
*
Cette région des Territoires du
Nord Ouest appartient à la
nation
Tlicho. |
La
jonction
Gameti,
16
avril 2010. |
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L'adrénaline monte d'un cran dans
l'habitacle du 4x4. Trois points
rouges apparaissent à l'horizon
sur la Route de Glace qui relie
Yellowknife à Gameti.
Pascaline, jeune voyageuse qui
parcourt la planète depuis 5 ans,
a
été promue copilote pour
l'occasion. Elle bondit sur
l'appareil
photo (cf. ci-dessus). Ce sont
bien eux, les trois "Piétons du
Grand Nord", exacts au
rendrez vous en plein cœur de la
taïga, hilares de nous voir les
dépasser en un tel équipage. Ils
ont quelques 300 km dans les
pieds,
à traîner leurs pulka, et des
émerveillements pleins les yeux.
Un
"truck" * passe, s'arrête,
manifestement une connaissance.
Sur la
route de glace il existe un code
de civilités et depuis 16 jours
qu'ils progressent sur la route,
les piétons se sont fait
connaître
par le tam-tam arctique. Nous
entrons dans Gameti, village de
350
habitants.
Au sein de la nation Tlicho, Joe
Zoe est réputé pour connaître les
moindres passages de la piste
entre Bechoko et Kugluktuk, là bas
au
bord de l'arctique de l'autre
côté de la frontière de l' arbre.
En
2008 il a participé à un trek en
moto-neige entre ces deux
communautés l'une déné, l'autre
inuit. Joe Zoe déploie les cartes,
explique les meilleurs passages,
les dangers. On suivra les
conseils de
celui qui sait d'un savoir
ancestral. On renonce à l'option
Est et on
prendra la route qui part vers le
nord au sortir du Grand Lac de
L'Ours. Avant de prendre congé,
Joe Zoe nous offre un
superbe morceau de viande de
caribou, tranché et séché par les
soins
de sa femme.
*
Nous français, nous disons un
"pick-up". Allez y comprendre
quelque
chose...
|
Le
caribou
a disparu
Behchoko,
25
avril 2010. |
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Il
y a bien longtemps, lorsque les
caribous pouvaient parler, un
caribou mâle descendit de la
toundra.
Arrivé à la ligne des arbres, il
entendit une femme gémir sous une
tente. Curieux, il s'approcha et
compris que tous les hommes
étaient
morts. La femme se retrouvait
seule, avec deux enfants. Alors,
le
caribou se fit homme et vécu
auprès d'elle. Il l'aida à
reconstruire son peuple et apprit
aux hommes comment ils devaient
vivre. Nous peuple Déné, sommes
les descendants du caribou. Il a
aidé notre peuple, c'est
maintenant à nous d'aider le
caribou.
Par cette référence à la culture
profonde de son peuple, l'officier
du ministère des ressources
naturelles m'explique la décision
prise
par le gouvernement des
Territoires du Nord Ouest de
suspendre la
chasse au caribou. Car le caribou
de Bathurst se meurt. D'une
population de 300 000 individus
dans la décennie 1990, la horde
n'en
compte plus maintenant que 32 000.
Le caribou de Bathurst vit sur le
territoire de la nation Tlicho qui
s'étend du Grand lac des Esclaves
au Grand lac de l'Ours. De tout
temps, les déné comme leurs
voisins
inuit, ont chassé la caribou pour
assurer leur subsistance, et ceci
reste encore vrai aujourd'hui. De
la viande jusqu'aux tendons
utilisés
comme fil de couture, tout dans
cet animal participe à la vie et à
la
culture de ces peuples.
Et si la population de caribous
fluctue selon un cycle naturel,
cette
fois la main de l'homme n'est pas
étrangè̀re à sa disparition. Les
incendies appauvrissent les
ressources en lichen,
l'exploitation des
mines de diamant ou d'uranium
perturbent les routes de
migration, le
bruit des "ice Road" et des
explosions effraient l'animal
habitué au
silence, les moto neiges et les
pistes trop bien tracées rendent
la
chasse trop aisée pour les jeunes
générations qui ont oublié les
règles ancestrales. L'interdiction
de chasse était la seule
mesure d'urgence. Mais pour George
Mackenzie, ancien "Grand Chief",
cette décision douloureuse aurait
dû être laissée à l'initiative
des chefs de la nation Tlicho.
Propos recueillis à l'issue des
audiences publiques tenues à
Behchoko, siège du gouvernement
Tlicho, le 26 mars 2010.
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Sur
le
Grand Lac de l'Ours. A pieds.
Rive
est
du Grand Lac de l'Ours, 22 avril
2010. |
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Lieu
symbole de notre expédition, le
Grand Lac de l'Ours, traversé par
le cercle polaire arctique, sépare
la
taïga du sud de la toundra du
nord.
Lorsque les inuit de Kugluktuk
rencontrent les dénés de Gameti
(une
ethnie du nord-ouest du Canada),
la jonction s'effectue sur le lac.
Car
chaque peuple ne connait que la
route qui part de son village au
lac.
En 1968 en traîneau à chiens, il
fallait une quinzaine de jours
pour
relier Kugluktuk à la baie Hornby
au nord-est du lac. En motoneige
il
faut moins d'une journée pour
parcourir les 180 km.
Mais la piste ancestrale se perd
car les chasseurs et pêcheurs ne
se
déplacent plus aussi loin de chez
eux. Le Grand Lac de l'Ours est
devenu un no man's land que nous
traversons avec émotion, suivant
une
route indiquée vaguement sur la
carte à l'étape de Gameti. D'îles
en
îles, du sud au nord, nous
découvrons des paysages chaque
jour
différents. A Echo Bay, la
présence de la vieille mine
d'uranium
abandonnée est révélée par une
balise sur un rocher. Parfois une
tempête aussi brutale qu'éphémère
nous rappelle à l'ordre : nous
sommes
en Arctique.
Un loup solitaire croise
prudemment notre route sur la
glace enneigée.
Quelques oies isolées nous
survolent, appelant leurs
congénères à les
suivre dans leur migration vers le
nord. Le printemps arrive. Trop
vite. |
Dégel
précoce
dans la toundra.
Kugluktuk,
Nunavut,
28 avril 2010. |
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Depuis
quelques jours déjà nous avions un
pressentiment. La température est
bien trop élevée, y compris la
nuit. Nos craintes se
confirment en approchant de la
baie
Hornby qui ouvre la piste
ancestrale vers Kugluktuk à
travers la
toundra. Le dégel a débuté et la
neige fond à vue d'œil. La toundra
est
brune parsemée de taches blanches.
Nous faisons un pari : le Grand
lac de l'Ours est à 150 m
d'altitude et
la piste traditionnelle reste aux
alentours de 300 m. Tandis que
tout
autour les collines et les
plateaux grimpent plus haut en
restant
accessibles. Et de loin on
distingue du blanc à leur
sommet...
L'espoir que les vallées du nord
seront plus enneigées nous anime.
L'ascension des collines s'avère
difficile, avec nos skis arrimés
sur
les pulkas. Au moins nous avons le
plaisir de manger quelques
myrtilles
de l'an dernier conservées par le
gel. Vers 500 m d'altitude nous
trouvons une neige qui nous permet
de reprendre confiance.
Pendant 3 jours.
Arrivés en vue du lac Le Roux, nos
observations nous enlèvent tout
espoir d'atteindre à Kugluktuk à
pieds. Les vallées sont brunes,
les
lacs et les rivières parsemés de
trous d'eau. Avec plus d'un mois
d'avance nous diront les chasseurs
inuit de Kugluktuk finalement
rejoint en hélicoptère (1). Le
survol de la toundra en plein
dégel nous
offre alors une fantastique fin de
l'aventure commencée deux mois
plus
tôt.
(1) Il y a quelques jours les
organismes de météorologie ont
annoncé
que le mois d'avril 2010 a été
le plus chaud jamais enregistré,
l'arctique canadien étant l'une
des zones les plus chaudes
repérables
sur les cartes de température. |
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